Slate apporte son obole à l’enquête sur les réseaux panaméens en se penchant sur les #RumLeaks. Certes, au lieu d’éplucher de la data, il a surtout fallu ouvrir des bouteilles. Mais aucun sacrifice n’est trop grand au nom de l’investigation.
Quand faut y aller, faut y aller. Dès dimanche soir, quand l’actu s’est braquée sur le Panama en exigeant, faute d’aller-retour défrayé pour les tropiques, que le gratin de la presse dépiaute de la data, Slate s’est dit qu’un peu d’investigation sur le terrain ne nuirait pas. Hasards du calendrier, une virée au Rhum Fest, qui réunissait ce week-end la fine fleur de l’alcool de canne, allait nous révéler l’extraordinaire poussée dans l’ombre des circuits du rhum panaméen.
Pendant une centaine d’années moyennement tassées, le Panama est resté cette zone floue que seuls les amateurs avertis parvenaient à placer sur la carte du rhum. Remarquez, Christophe Colomb lui-même avait dû lancer ses caravelles à plusieurs reprises avant d’y accoster, enfin, lors de son quatrième périple… Deux indics (non rémunérés, question d’éthique) nous ont heureusement fait gagner un temps précieux: Franck P., homme lige par lequel transite également la Cognac Cocktail Connexion, et Christophe H., alias «La Banane», qui a fait fortune dans le malt et le houblon.
Ces gorges profondes ont permis au Consortium international des journalistes imbibés (ICIJ) de démasquer le stand Abuelo, pourtant dissimulé derrière un rideau compact, non pas de sociétés écrans mais d’aficionados déchaînés qui nous ont obligés à pogoter des coudes pour atteindre le tout nouveau XV Años finition tawny, un rhum de mélasse affiné en fûts de porto, tout en douceur et en rondeur mais expressif et bien ficelé. Deux autres finitions, oloroso et cognac, avaient malheureusement été rincées avant notre arrivée.
La filière cubaine
Abuelo est l’une des marques phares qui permet de remonter jusqu’à Varela Hermanos, l’ancêtre du rhum panaméen. À l’origine de l’entreprise, Don José Varela Blanco, un jeune immigrant espagnol, qui établit en 1908 à Pesé une sucrerie dont il commencera à distiller le produit en 1936. La distillerie produit aujourd’hui 90% des spiritueux du pays, pas uniquement pour ses propres marques. Et, preuve que le rhum mène à tout à condition de le fabriquer plutôt que de le boire, l’un des membres de la troisième génération désormais aux manettes, Juan Carlos Varela, a été élu président du Panama en 2014. L’enquête commençait à peine, et déjà des ramifications politiques…
Pas besoin d’écosser 11,5 millions de fichiers cryptés pour mettre à jour les liens étroits entre les rhums cubain et panaméen. C’est d’ailleurs sur une recette cubaine que Varela produit à façon, sans l’afficher, des spiritueux sensuels de toute beauté pour la marque Ron Malecon. Gros coup de cœur pour le Malecon Rare Proof (48,4%), un small batch superbe qui vous cloue le bec sous la charge aromatique.
Impossible de remonter la filière panaméenne sans tomber sur le parrain cubain, le légendaire Francisco «Don Pancho» Fernandez Perez. Maestro ronero (maître rhumier) depuis bientôt cinq décennies, il fit office de ministre du rhum à Cuba avant de prendre le large vers le Panama au début des années 1990 –et, à ce propos, la France manque cruellement d’un ministère du Whisky, spiritueux le plus consommé par nos compatriotes, alors, si au prochain remaniement…
Le marché de l'offshore
Mais revenons à notre enquête: après quelques années chez Varela, Don Pancho commence à retaper pas très loin, dans la même province d’Herrera, la distillerie de Las Cabras. Un bâtiment où trônait une colonne de cuivre fabriquée à Cincinnati en 1922, en pleine Prohibition, copie exacte de celle qui accouchait des bourbons Michters, en Pennsylvanie. Elle fabrique aujourd’hui le rhum Debonaire et quelques pépites bien dissimulées et compliquées à dénicher en France par les circuits officiels.
Dans le rhum offshore, il est toujours bien vu pour une marque de faire savoir qu’elle est distillée par Don Pancho. Le propriétaire de Zafra, un Nicaraguayen établi à Miami, l’avoue donc sans la présence de son avocat: ses rhums de mélasse sont élaborés à Las Cabras, en small batch, sans solera, selon ses spécifications, et élevés exclusivement en fûts de bourbon. Résultat? Deux merveilles de 21 et 30 ans au fruité élégant, au boisé délicat. Des rhums traditionnels, fondants, parfaitement structurés et qui jouent les funambules entre la douceur et la sècheresse en bouche.
Soupçons de blanchiment
Les voies de l’enquête sont impénétrables –et ce sont bien les seules, songea l’ICIJ en tombant dans les ramifications de ces #RumLeaks sur… une star du X [cool, ça change des footballeurs, ndlr]. Ron Jeremy (Ronald Jeremy Hyatt pour la version uncut) est une pointure de cette fraction du cinéma pour adultes qui ne rafle jamais d’oscar du meilleur costume. Et puisque «ron» en espagnol signifie rhum, il a prêté son visage et son nom au Ron de Jeremy, un jus pas mal gaulé, versatile et autoreverse, épicé et vanillé, élaboré dans les règles de l’art par le très respectable Don Pancho. À déguster nu et à sec, ou sur glace et à la fraîche.
En creusant un peu, on découvre un autre nom célèbre dans le dossier Las Cabras Simon Ford, icône des bartenders et cofondateur de The 86 Company, qui a sous-traité à la distillerie la création de son Caña Brava. Enfûté à 75% sous chêne américain neuf pendant dix-huit à vingt-quatre mois, il est ensuite réduit à 49% et relogé en ex-fûts de bourbon et de Jack pour une à deux années supplémentaires, avant d’être assemblé avec de vieux rhums tirés des chais de Don Pancho. Une gnôle fraîche qui, au terme d’un circuit compliqué que nous avons pu retracer en confrontant Simon Ford himself, subit une étape de blanchiment –disons de décoloration– sur charbon avant une dernière réduction… en Californie. Sec, soyeux et fruité, avec une pointe de chocolat amer, il fait décoller les daiquiris et passe avec classe l’épreuve dégradante du mojito.
Et la France?
Mais les #RumLeaks n’allaient pas tarder à nous ramener en France, du côté de Cognac, où Alexandre Gabriel distille les cognacs Pierre Ferrand, le gin Citadelle, élabore un triple sec de malade et affine dans l’ombre de ses chais des rhums sélectionnés fût par fût dans les Caraïbes pour sa marque Plantation. Dans la gamme des millésimes, un Panama 2004, floral et subtilement fruité, qui vous embobine à coup de baisers sensuels, atteste d’un passage en Amérique Centrale.
Le rhum s’est prélassé ses neufs premières années sous les tropiques, dans des barils de bourbon, avant de s’évader (physiquement, et non pas fiscalement) en Charentes, dissimulé pendant deux ans sous fûts de cognac Ferrand. Au passage, les anges qui taxent ni vu ni connu 8 à 10% des barriques au Panama –prouesse qui ferait envie à bien des avocats fiscalistes– se contentent de prélever 3% sous nos latitudes. À ce taux-là, la France est un paradis.
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